Une lune énorme recouvrait le sol de particules d'argent. Des herbes, comme des petites flèches, jouaient avec le vent et un homme au regard étrange, barbichette au menton et feutre vissé sur la tête, me fixait. Dans ses yeux, ni joie ni haine, juste une pointe d'interrogation. Il parla d'une voix faible : « Moi, Edward Sheriff Curtis, mort dans les années cinquante, j'ai consacré trente années de ma vie à parler des Indiens. Maintenant, c'est à toi de délivrer les rêves que tu as captés, mais pour cela, tu dois être en accord avec le Grand Esprit sans lequel l'eau, l'air et le ciel n'existeraient pas. » Un courant glacé me longea la colonne vertébrale, je crus que l'heure du dernier train avait sonné. Des images précises d'Indiens s'enfonçant dans la nuit s'enchaînèrent, sans doute des Navajos, puis un portrait de Geronimo, daté de mars 1905, que j'aime beaucoup, leur succéda, une photo prise la veille de l'investiture de Theodore Roosevelt. En traversant le canyon del Muerto, une douce chaleur m'envahit et, plus loin, je reconnus Jack Red Cloud, le fils du chef des Oglalas, qui me souriait. J'avançai encore, une jeune Sioux vêtue d'une robe en peau de daim brodée de perles de verre multicolores ouvrit largement ses mains, me demandant de la nourriture. Derrière elle, l'hiver s'était installé comme une malédiction. Je ne sais pas si Curtis a eu raison de m'apparaître mais, cette nuit-là, j'ai compris que je devais réaliser ce livre. Puis, comme par hasard, l'éclipse de la Lune obscurcit les ténèbres - une créature du ciel qui avale la lumière, pour les Indiens. Mais en vérité, j'ai tant rêvé d'eux depuis mon enfance qu'il est possible que je sois devenu, un peu, un des leurs. Sans le rêve, nous ne sommes rien. Tout au plus, des êtres vides qui errent sans but.
Mon enfance passa en contemplation. Vergers et potagers, bigarreaux obèses, fraises gorgées de rouge, pêches de vigne à la peau satinée aux multiples nuances de garance et de vert bronze, une palette déjà riche en couleurs. Mon enfance passa auprès d'une grand-mère accaparée par les tâches ménagères, écossant des haricots ou plumant un poulet, bien calée sur son tabouret de chêne. Mon enfance passa à inventer des histoires qu'elle écoutait d'une oreille attentive, surprise qu'autant de fantaisie puisse germer dans un si petit bout d'homme. Mon enfance passa après guerre, à sa grande satisfaction, elle qui en avait subi deux. Quand arrivait l'heure de l'école, nous prenions le chemin vert, main dans la main, puis nous musardions par les rues. Elle ne connaissait pas la ligne droite. Je la soupçonne d'avoir voulu profiter au maximum de ma présence, occasionnant retards et punitions en conséquence qui ne l'affligeaient guère et sans doute l'amusaient ! Je n'ai pris conscience de l'immense place qu'elle avait occupée dans ma vie qu'après avoir dépassé le demi-siècle. Maintenant, je sais qu'au bout de chacun des rayons de soleil qui m'éclaboussent l'été, entre les feuilles de vigne ou les fleurs de tilleul, elle est là. Je poursuis mon voyage entre mer et ciel, entre étoiles et lune, avec pour bagage ce que je peux offrir, un regard clair et toujours étonné. Avec ce livre se ferme le quatrième côté du carré des contes. Y en aura-t-il d'autres ? Seuls les dieux ont la réponse.
Le jour où l'on ne peut plus mettre ses petits gants et ses petites chaussures, il est temps de quitter l'enfance. Certains y restent éternellement, d'autres la fuient mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui m'ait dit : « Je n'en parle jamais ! » Du train électrique au royaume des fées, de la grosse locomotive à vapeur au royaume des enfants qui interrogent les étoiles, nous avons tous gardé en bouche la saveur d'un beau sucre d'orge. C'est parce que moi aussi j'avais gardé précieusement ce souvenir que j'ai pu écrire ce livre.
Ces dix contes sur le rêve, la différence et l'émerveillement de l'autre ont été écrits pour que l'enfance ne soit plus restrictive ; j'entends par là, qu'ils utilisent le rêve pour que ceux qui les liront aux plus petits y trouvent aussi leur compte en enlevant la rouille qui oxyde les souvenirs. Car, il n'est pas de pire épreuve que de vivre dans l'absence du plaisir. Nous sommes toujours à mi-chemin entre ceux qui posent les questions et ceux dont le devoir est d'essayer d'y répondre. Rien ne se fait sans amour. C'est peut-être cela notre quête du Graal.
Je n'ai pas honte de l'écrire, mon enfance fut heureuse. J'ai eu une grand-mère adorable avec qui je découvris la magie des fêtes foraines. Elle y prenait, je crois, autant de plaisir que moi. J'ai gardé un souvenir émerveillé des manèges scintillants et des baraques de friandises. La fabrication de la barbe à papa m'a longtemps intrigué mais ma préférence allait aux pommes d'amour rouges et brillantes et surtout aux cochons en pain d'épice sur lesquels elle faisait inscrire mon prénom. C'était le temps béni où l'on s'habille de rêves et d'histoires féeriques... Je souhaite que tous les enfants connaissent cela. Il y aura toujours des grands-mères pour raconter des histoires. Bien sûr, j'ai connu les petits chagrins et les gros bobos mais les vraies valeurs sont celles du coeur, celles de la main tendue vers l'autre, celles qui traversent les âges !
Les dix contes rassemblés dans ce livre étaient nichés entre les racines d'un arbre qui s'appelle la vie. Ce sont des moments d'innocence que nous ne pouvons ignorer.
Transmettre, c'est faire un beau voyage.
Il n'y a pas d'enfance sans rêves parsemés d'êtres fabuleux. Je ne mentirai pas, certains sont effrayants. Le lendemain, ma grand-mère disait pour me réconforter : « Tu as encore mangé trop de chocolat ! » Bien plus tard, un petit détail de la vie de tous les jours entrouvre la boîte à rêves. Cet été a été particulièrement chaud. Un après-midi, un Robert-le-Diable s'est posé sur le buddleia du jardin. Ses belles couleurs safranées, la découpe de ses ailes, et l'été 1956 revint d'un seul coup à ma mémoire. Ma grand-mère avait sorti le gros chaudron de cuivre pour faire de la confiturede mirabelles. Pendant que de nombreuses guêpes tournoyaient autour d'elle, je regardais le jus s'épaissir, formant d'énormes bulles odorantes. J'étais vulcanologue, la figure cramoisie, bien au-dessus du chaudron de l'enfer !
Un enfant n'a besoin de personne pour bien rêver... enfin, s'il a le privilège du temps réservé à l'enfance... Grandir à la bonne vitesse, entouré des siens, est le seul secret de cet âge qu'il faut bien quitter un jour !